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Comprendre l’islam ou plutôt : pourquoi on n’y comprend rien

9 août 2020, par Jean-Louis Cathala

Quelques notes sur un petit livre d’Adrien Candiard - Flammarion 2016

Essentialiser l’islam ( penser qu’il existe de cette religion si variée une essence éternelle et stable), c’est se condamner à ne rien y comprendre. Il y a une grande diversité culturelle, théologique et juridique. Les points d’accord entre tous les musulmans du monde sont au fond très peu nombreux : croire qu’il n’y a qu’un Dieu, que Mahomet est son Prophète, que le Coran témoigne d’une manière ou d’une autre de la volonté de Dieu pour les hommes, qu’un Jugement divin nous attend au dernier jour. Ajoutez la croyance aux anges, et c’est à peu près tout ! Devant la grande diversité dans l’islam, on rétorquera qu’il y a, tout de même, un islam un peu objectif : celui du Coran. Mais c’est un texte à peu près incompréhensible. Certains de ses versets sont très clairs, c’est vrai ; mais le livre lui-même est extrêmement difficile. Même lu en traduction, c’est-à-dire après un choix d’interprétation qui le rend bien plus accessible, le texte reste mystérieux. On ne peut pas tout lui faire dire, mais il a le dos large ! Et surtout, il ne parle pas tout seul. Tout texte appelle nécessairement une interprétation, et ceux-là mêmes qui en nient la nécessité, qui prétendent pratiquer le littéralisme le plus rigoureux, proposent en fait eux aussi une méthode de lecture et d’interprétation – le littéralisme , précisément. Le Coran n’est pas un texte violent, mais il offre une certaine disponibilité à un usage violent. Wagner n’était pas nazi, Nietzsche n’était pas nazi, mais ils ont pu être récupérés par le nazisme ; non parce qu’ils étaient nazis, mais parce qu’ils étaient récupérables par le nazisme. Dans la théologie musulmane la plus courante, le Coran est la Parole même de Dieu, éternelle, sans changement, sans auteur humain (contrairement à la théorie chrétienne de l’inspiration biblique, qui suppose l’intervention d’auteurs humains). Comment peut-on supporter que cette parole soit ambiguë ? On peine à comprendre que les musulmans l’acceptent, sans doute parce qu’on se fait une fausse idée de l’usage du Coran. En fait, si le sens de ses versets est évidemment important, il est bien davantage qu’un texte communiquant un contenu. S’il est présent partout, ce n’est pas parce qu’on cherche à comprendre son sens, c’est parce qu’il est la présence divine même, dans sa récitation. Les chrétiens lisent la Bible comme de la prose, les musulmans lisent le Coran comme de la poésie : faire entendre ces sons sacrés est un acte religieux, comparable peut-être à l’adoration du Saint-Sacrement chez les catholiques. Par ailleurs, on dit que l’islam, c’est le Coran ; mais dans la pratique, l’islam, c’est surtout le hadith (anecdotes ou propos rapportés du Prophète, sur tous les sujets).
Il n’y a donc pas une essence de l’islam. Il faut toujours parler des islams. Mais en rester là serait un peu trop facile ! Si la première erreur est de croire que l’islam existe, la seconde est bien de croire qu’il n’existe pas. Certains nous assurent que les actes terroristes ne seraient que l’effet de la misère sociale, des politiques néo-impérialistes de l’Occident, du passé colonial, mais que c’est évidemment sans lien avec l’islam ! l’ « État islamique » n’aurait rien à voir avec l’islam ! Plus commode, et même quasi générale dans le monde médiatique, est la distinction entre «  islam  » et « islamisme ». L’islam est alors présenté comme la religion légitime, pacifique, tolérante et qui mérite le respect de tous ; l’islamisme, à l’inverse, serait une imposture. Cette distinction n’est pas sans valeur dans la mesure où elle vise à éviter les amalgames et à épargner à la grande majorité des musulmans, tout à fait innocents des attentats terroristes, d’avoir à en porter l’opprobre aux yeux du reste du monde. L’islamisme, cependant, est une réalité construite par des chercheurs occidentaux voulant rendre compte de certaines radicalités modernes de la religion musulmane, d’abord souvent désignées par des termes empruntés au catholicisme (« intégrisme ») ou au protestantisme (« fondamentalisme »). L’islamisme, au sens précis, est un des visages que prend l’islam d’aujourd’hui. Mais dans son usage médiatique, il est un vaste fourre-tout où se concentre tout ce qui nous paraît inacceptable dans l’islam. La diversité dans l’islam est réelle, mais dans la conscience des musulmans, l’islam, c’est quelque chose ! Ils ont le sentiment d’appartenir à un mouvement unifié. Cette aspiration à l’unité projette sur la communauté des croyants le dogme fondamental de l’islam : le tawdid, l’unicité divine. La même révélation, le même origine, des croyances et des pratiques communes (le pèlerinage à la Mecque) : la religion musulmane n’est pas une vue de l’esprit !

Dans le monde contemporain, l’islam se déchire parce que l’opposition classique entre sunnites et chiites a pris un tour dramatique ; qui plus est, l’islam sunnite explose parce qu’il se déchire entre au moins deux définitions concurrentes de ce que signifie être musulman. Cette deuxième opposition nous est souvent opaque parce que nous n’avons pas nécessairement le bon cadre de lecture des événements. Nous sommes marqués par un schéma d’explication très européen, celui des Lumières, selon lequel nous assisterions à un conflit entre traditionalistes rétrogrades et modernisateurs. Mais en fait, le problème est ailleurs : il s’agit plutôt d’une opposition entre l’islam sunnite traditionnel et le salafisme. Dans l’islam classique, la diversité est un élément essentiel : par exemple, quatre versions de la charia, c’est-à-dire quatre lectures légitimes de la Loi. Il a su également accepter la diversité théologique. Cette diversité est encore spirituelle. L’apparition des grands mystiques, au IX° siècle, a été douloureuse. Mais là encore, le soufisme, terme général qui désigne les formes spirituelles de l’islam, a progressivement gagné sa légitimité, tant dans une approche savante que sous des formes plus populaires. Quand on essaie de démontrer que l’islam est pacifique et tolérant, c’est en général à cet islam classique et impérial qu’on se réfère.

En contrepoint est apparu le salafisme à la fin du XIX° siècle chez des penseurs qui voulaient moderniser l’islam. Les salaf, ce sont les pieux anciens des premières générations. La mobilisation du jihad contre les Soviétiques en Afghanistan, qui a rassemblé des musulmans du monde entier sous une bannière séoudienne, a permis au salafisme, petite secte née au fond du désert, de se répandre. Ce n’est pas un mouvement conservateur ou traditionnel ; il refuse la tradition au nom d’un rapport direct à l’origine ; il cherche à dynamiser l’héritage au nom d’un passé fantasmé. Cet islam-là ne s’embarrasse pas de culture ; il est religieux , et rêve que toute la vie des individus soit réglée par des préceptes religieux. Cet islam total a un problème, on s’en doute, avec la diversité. La Loi divine doit être univoque. Elle repose sur un présupposé littéraliste : il suffit d’ouvrir le Coran pour le comprendre. Les plus littéralistes de l’islam classique n’allaient pas jusque-là. Ce littéralisme est une illusion grave, qui laisse croire qu’un texte du VII° siècle écrit en Arabie est immédiatement compréhensible par un musulman français du XXI° siècle, sans place pour le raisonnement, la hiérarchisation, l’élaboration intellectuelle. Ennemi déclaré de la pluralité des interprétations (pratiquée dans l’islam traditionnel), le salafisme est aussi très hostile à un grand nombre de pratiques liées au soufisme, qui dans beaucoup de pays constituent la trame même de la religiosité populaire. Le salafiste entretient un rapport complexe à la violence et à la politique. Il est sectaire, considérant que ce qui n’est pas salafiste se place hors de l’islam. Mais il serait faux d’en conclure qu’il est toujours violent. La majorité des salafistes se désintéresse de la politique et prône la soumission aux autorités. Pourtant, le jihadisme contemporain vient toujours du salafisme, même si la grande majorité des salafistes est absolument pacifique. L’islam a plusieurs visages, et le salafisme, que cela nous plaise ou non, est aussi l’un d’eux. Rien ne permet de l’exclure de cet islam dont il se réclame. Je me garde d’identifier l’islam impérial à l’islam tout court et de voir dans le salafisme une forme de déviance par rapport à cette norme : ce sont simplement deux manières parmi d’autres de comprendre la réalité multiforme de l’islam. Le salafisme n’est pas, ou au moins pas seulement, et même pas d’abord, ce qu’on appelle couramment l’islamisme}}}. Les mouvements d’islam politique (comme, par exemple, les Frères musulmans), qui sont « islamistes » au sens strict, ne sont pas tout a fait sans lien avec le salafisme. Néanmoins, il reste important de bien les distinguer. Ainsi, les suites des fameux « printemps arabes » de 2011 ont vu souvent s’affronter islamistes et salafistes, au point qu’en Égypte, ces derniers ont soutenu activement, avec leur puissant parrain séoudien, la prise de pouvoir de l’armée contre un président issu des Frères musulmans à l’été 2013. Ces Frères musulmans n’ont rien d’enfants de chœur, et il ne s’agit pas non plus d’exonérer l’Iran post-révolutionnaire de tout recours à la violence. Mais force est de constater que les mouvements jihadistes terroristes ne sont jamais issus de la matrice islamiste ; toutes les dérives terroristes naissent, en revanche, de l’idéologie salafiste.

Pour certains, il y aurait urgence que les savants musulmans favorisent l’étude historico-critique du Coran. Cette exigence n’est pas réaliste. Les chrétiens ont pu accepter le questionnement scientifique sur la Bible, parce qu’il ne remettait pas en question leur conception traditionnelle de l’inspiration : Dieu s’adresse à l’homme à travers des auteurs humains. La conception musulmane de la révélation est différente. Demander aux musulmans d’y renoncer, de relativiser la révélation coranique, c’est leur demander de renoncer à un dogme fondamental. Cela reviendrait à demander aux chrétiens de renoncer à la résurrection du Christ. Une telle exigence n’est pas seulement impossible ; elle est encore inutile. Car la conception de la révélation dans l’islam, si elle ne favorise effectivement pas les études historiques sur l’origine du Coran, n’interdit nullement l’interprétation du texte sacré.

Par ailleurs, nous sommes les enfants des Lumières et notre histoire nous amène à associer raison et tolérance d’un côté, refus de la raison et fanatisme de l’autre. Or la culture islamique a vécu une autre histoire ; le rationalisme y a laissé de mauvais souvenirs : au début du VIII° siècle, le courant du mu’tazilisme s’est efforcé au nom de la raison de corriger la tradition musulmane. Ces mu’tazilites ont les faveurs des Occidentaux ; mais de fait, le pouvoir califal chercha a imposer par la force l’approche mu’tazilites à tous les musulmans. Dans la mémoire musulmane, l’intolérance et la violence ne sont pas associés à l’obscurantisme traditionaliste, mais au rationalisme à prétention
universelle !