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Le Coran et l’analyse historico-critique

13 janvier 2019, par Jean-Louis Cathala

Extraits d’un article de l’historien Olivier Hanne. Source : internet

I - Le Coran dans l’analyse traditionnelle

Par analyse traditionnelle, nous entendons les travaux qui précèdent la mise en place des méthodes historico-critiques, c’est-à-dire l’opinion des croyants, mais aussi les études des orientalistes occidentaux, toujours marquées par un certain littéralisme. Depuis que se sont fixées, vers les IX°-X° siècles, les grandes lignes interprétatives de la sunna – la tradition juridique et exégétique musulmane -, le Coran est considéré comme divin. Révélés progressivement au Prophète Muhammad depuis la nuit du Destin (610) jusqu’à sa mort en 632, les versets coraniques sont descendus sur lui depuis leur archétype céleste. C’est le sens du mot « kitab », trop souvent traduit par « livre », mais qui désigne en réalité le texte référentiel exprimé sous forme d’un « qur’an », une proclamation vocale, une récitation sacrée, par ordre de Dieu. Le cœur de la notion de « tanzil » - la « descente » du Coran – est là. « C’est le « kitab » au sujet duquel il n’est aucun doute, un guide pour les pieux » (Sourate 2, 2). Selon la même vue, les compagnons du Prophète auraient appris par cœur les passages révélés, les récitant sous le contrôle de Muhammad. La tradition ne dissimule nullement que, du temps de Muhammad, le Coran était d’abord un texte oral, dénué de toute mise en forme, sans sourates ni chapitrage. Le risque était donc grand d’en perdre le contenu, une fois les « porteurs de Coran » morts. Le premier calife, Abu Bakr (632-634), aurait donc commandé une collecte de l’ensemble des sourates et leur mise par écrit, avec l’aide de Zayd, ancien secrétaire du Prophète. Vers 653, le calife Utman (644-656) aurait établi une recension officielle du Coran, ordonnant la destruction des autres versions encore en usage. Selon ce récit, le texte sacré aurait ainsi connu sa forme quasi définitive à peine vingt ans après la mort de Muhammad, rapidité garantissant sa fiabilité.

L’auteur du Coran est Dieu lui-même et non Muhammad, qui n’en est que le scribe fidèle, un récepteur illettré et donc pur de tout influence, de toute écriture étrangère. L’unique influence religieuse extérieure qu’on reconnaît au Prophète est celle des « hunafa », ces sages arabes vivant loin des rituels païens, proches du monothéisme (Sourate 20, 133). Dans un tel cadre interprétatif, le Coran est sans équivalent. Nulle langue humaine ne peut le reproduire et donc le contester. La controverse paraît d’autant plus difficile que le texte a sa propre vie, laquelle résout les contradictions apparentes : « Quand nous abrogeons un verset ou le faisons oublier, nous en apportons un meilleur ou un semblable » (Sourate 2, 106). Une trentaine de versets auraient ainsi été abrogés par Dieu, ou remplacés, d’autres purement et simplement supprimés.

D’une certain manière, les orientalistes des XVIII° et XIX° siècles n’ont pas opéré de remise en cause approfondie de cette vulgate sur l’origine du Coran. Ils découvrirent deux phases de composition : les sourates mecquoises, révélées entre 610 et 622, et les médinoises, descendues après l’Hégire. Les premières furent toutefois réparties selon trois périodes : les sourates de la première (non datée) se situent à la fin du Coran, elles sont courtes, imitées des psaumes, et évoquent surtout le Jugement dernier. Durant les deuxième et troisième périodes, les sourates s’allongent, sont systématiquement précédées de trois ou quatre lettres mystérieuses (ALM ; ALMS ; ALR ; ALMR…) et évoquent les figures bibliques et le souvenir de Jérusalem. Enfin, les sourates médinoises offrent une rhétorique particulièrement soignée et un cadre législatif adressé à la communauté constituée, dans laquelle Muhammad fait figure de « nabi », de Prophète. L’importance symbolique de La Mecque l’emporte désormais sur Jérusalem.

Les exégètes musulmans reprirent sans mal cette classification des sourates, qui semblait venir légitimer l’histoire du Prophète et le « tanzil » du texte sacré selon son contexte. Elle avait toutefois pour défaut de stigmatiser un Muhammad législateur et conquérant après 622, face à un mystique persécuté avant l’Hégire – mais cette opposition était déjà celle de la Sira, la biographie officielle du Prophète. Les orientalistes confirmèrent que le fait coranique était une sorte de produit local né de lui-même, ne devant rien à personne ni à aucune culture. Malgré ses limites, cette première étape de la recherche montra que le texte avait une histoire propre et que l’on pouvait y découvrir des strates.

II – La méthode historico-critique (XIX°-XX°siècle)

La révélation des contradictions propres au Coran et l’adoption des méthodes de critique du texte biblique permirent, à partir de la fin du XIX° siècle et surtout au XX° siècle, de considérables avancées dans l’étude des origines du corpus islamique, menée notamment par l’école allemande et Théodor Nöldeke. Alors que la tradition défendait la nature inaltérable du Coran, l’étude des textes juridiques et exégétiques de la sunna démontra que le texte sacré n’était pas toujours la référence ultime de la cité islamique. La sunna avait donc gardé une certaine autonomie, préférant faire référence aux « hadit » plutôt qu’à un Coran trop allusif et peu normatif.

La critique interne du texte en rapport avec le contexte califal montra aussi que les abrogations des versets répondaient utilement aux nécessités conjoncturelles des successeurs de Muhammad. Les passages évoquant la tolérance pacifique envers les non-musulmans auraient ainsi été abrogés par celui sur l’usage du sabre (Sourate 9, 29), modification peut-être instrumentalisée par les califes Rashidun (632-661), en guerre contre les mazdéens en Iran et les chrétiens au Proche-Orient. Le découpage des versets montra bientôt une multitude de déplacements de versets et de demi-versets au sein des mêmes sourates, signe d’un ample travail d’ordonnancement du texte, probablement après la mort de Muhammad. La collecte des sourates, leur contenu et leur mise en forme ne peuvent dater d’avant le début du VIII° siècle, voire, pour les modalités de sa récitation, d’avant le X° siècle.

La profession de foi elle-même – la « sahada » - paraît avoir évolué dans sa forme puisque la porte d’entrée de la mosquée de Bassora, datant approximativement de 720, s’oriente vers l’anti-trinitarisme et néglige Muhammad : « A Lui pas d’associé, louange à Dieu, le tout, dans les cieux et sur la terre. Il est Dieu, unique ; Dieu, le seul. Il n’a pas engendré et n’a pas été engendré. Personne n’est égal à Lui. » Il en va de même des inscriptions en arabe retrouvées en Syrie et datées des débuts de l’islam : elles ne mentionnent jamais le Prophète, contrairement à la « sahada » du Dôme du Rocher de Jérusalem, achevé vers 695. Le cœur de la doctrine musulmane aurait donc connu des hésitation jusqu’aux années 680-720.

La pureté du Coran dans son contexte religieux est l’un des points majeurs que l’analyse historico-critique contesta dès la fin du XIX° siècle. Le Coran, en effet, se nourrit d’une littérature née dans l’Arabie ancienne et d’influences juives, chrétiennes, gnostiques ou manichéennes, voire aussi d’éléments provenant de l’histoire religieuse irano-zoroastrienne. Concernant l’inspiration juive, le Coran fait référence explicitement à la Torah et implicitement aux psaumes, aux commentaires rabbiniques (ainsi la limitation talmudique à quatre femmes), à la Mishna, mais aussi à des apocryphes juifs, comme le Testament d’Abraham, écrit vers 70 apr. J.-C. (Sourates 5, 44 ; 112, 1-2). Pour s’imposer comme une alternative religieuse crédible face à un judaïsme arabique très présent, notamment autour de Médine et dans le Croissant fertile, Muhammad ou les compositeurs du Coran auraient puisé dans la tradition juive environnante et dans les psaumes araméens.

L’influence du christianisme est tout aussi certaine, du moins celle de ses formes hérétiques, comme le monophysisme, présent à l’époque en Éthiopie, en Syrie-Palestine et dans l’oasis de Nadjran, ou le nestorianisme de Mésopotamie et du Yémen. Muhammad ou les rédacteurs du Coran avaient une connaissance superficielle des rites et doctrines chrétiens en langue syriaque, probablement aussi des légendes apocryphes qui transitaient par les marchands et les caravaniers. Les sourates mecquoises, celles du début de la révélation, offrent de multiples parallèles avec les thématiques chrétiennes, particulièrement sur l’eschatologie, la virginité mariale (Sourate 19) et l’importance de Jésus (Sourates 3, 51-55 ; 4, 171 ; 5, 110 ; 19, 16-33). L’allusion à des vigiles nocturnes suivies aux origines de l’islam rappelle les pratiques ascétiques des moines syriaques (Sourate 73, 20). L’ interprétation du Paraclet de l’Évangile de Jean (Jn 14, 16) comme annonce de la venue de Muhammad est caractéristique des glissements de sens entre le christianisme et le proto-islam (Sourate 61, 6 ; Sourate 5, 15-16). D’autres rapprochements ont été soulignés, démontrant que les premiers musulmans avaient eu connaissance de textes apologétiques et théologiques chrétiens.

Il est entendu que le christianisme coranique revêt des formes hérétiques, Muhammad se désintéressant des « Rums », c’est-à-dire des Byzantins, du moins jusqu’à la défaite de Muta, en 629. Les chrétiens sont désignés par le mot « Nasara », terme caractéristique des sectes, comme les Pères de l’Église pouvaient les stigmatiser dans les listes hérétiques. La christologie coranique ne peut prétendre s’inspirer d’une veine orthodoxe, ni des conciles de Nicée, Constantinople ou Éphèse. Les erreurs chrétiennes dénoncées par le Coran sont des déformations – elles-mêmes erronées – de doctrines monophysites ou nestoriennes ; ainsi l’étonnante triade associant Dieu à Jésus et à Marie (Sourate 5, 116), le refus du Christ comme Fils de Dieu et Seigneur (Sourate 5, 72 ; Sourate 9, 31) ou celui de la crucifixion (Sourate 3, 54-55 ; Sourate 4, 157).

D’ autres influences extérieures ont été évoquées, et notamment celle de la culture grecque. Depuis le milieu du XX° siècle, les recherches sémantiques et philologiques ont poussé à dépasser l’analyse historico-critique pour reconsidérer le Coran comme un tout, avec sa logique interne.

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